Espace Monique Lise Cohen

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Lectures

 

Lectures

– Témoignages de l’après-Auschwitz dans la littérature juive-française d’aujourd’hui

– Le parchemin du désir

– Conversation avec Alain Finkielkraut

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Témoignages de l’après-Auschwitz

dans la littérature juive-française d’aujourd’hui
Enfants de survivants et survivants-enfants
Annelise Schulte Nordholt (éd)

Les Juifs de France, français ou étrangers, n’ont pas attendu les premières mesures discriminatoires ni les persécutions pour s’engager dans la résistance. De façon diversifiée et très tôt ils se trouvent dans les premiers mouvements de résistance. Beaucoup rejoignent le Général de Gaulle à Londres, dès l’appel du 18 juin 1940. Parmi eux, René Cassin, Raymond Aron, Jacques Bingen, Pierre Dac, le Général Boris, Maurice Schumann, Jean-Pierre Bloch, Pierre Mendès-France, Albert Cohen, etc. Les EI (Eclaireurs israélites) choisissent d’abord la résistance spirituelle et le sauvetage. Le Centre Amelot à Paris organise l’entraide. D’autres se lancent très vite dans la résistance armée : c’est le cas des Juifs communistes déjà habitués à la clandestinité au sein des groupes MOI (Main d’oeuvre immigrée) ou de l’ “Armée juive” (AJ) qui naît à Toulouse en octobre 1940. Des Juifs également se trouvent parmi les fondateurs du “Réseau du Musée de l’Homme” ou encore du Mouvement “Libération”.

Que savaient les Juifs du sort qui les attendaient ? Ils en savaient certainement assez pour que joue à plein l’instinct de survie et que leur engagement soit si rapide et si diversifié.

Ce sentiment impérieux de la survie explique l’importance des mouvements d’aide et de solidarité conjuguant des moyens légaux et illégaux afin de protéger toute une population civile.

Depuis la Seconde Guerre mondiale une littérature immense – histoire, archives, récits, témoignages, littérature de fiction, etc.- se déploie dans le monde, pour notre connaissance et notre mémoire. Les nazis avaient voulu abolir l’existence juive et pratiquer une politique de silence à l’égard de l’extermination. Himmler avait même annoncé qu’une page glorieuse de leur domination serait le sort fait aux Juifs, parce que cela ne serait jamais écrit.
Nous pouvons considérer comme une victoire contre le règne de la « bête immonde », selon l’expression de Brecht, cette littérature infinie qui se déploie comme un fleuve sans fin. Mais quelle est la nature de cette littérature, particulièrement la littérature de témoignage et la littérature de fiction issue de celle-ci ? Le remarquable ouvrage dirigé par Annelise Schulte Nordholt, Témoignages de l’après-Auschwitz dans la littérature juive-française d’aujourd’hui. Enfants de survivants et survivants-enfants (Amsterdam, New York, éditions Rodopi B. V., 2008), ouvre tout un horizon de questionnement sur ces œuvres qui marquent notre temps.

Ce livre étudie les textes de nombreux écrivains, historiens, chercheurs, philosophes, etc., contemporains, les « survivants-enfants » qui ont vécu la guerre, ayant conservé ou non, en fonction de leur âge, le souvenir de ces événements, ou les « enfants de survivants » nés après la guerre, mais chargés d’une mémoire à transmettre dans une œuvre littéraire.

Annelise Schulte Nordholt nous donne à lire et à étudier des textes qui présentent le témoignage comme une littérature à part entière, et cela va même jusqu’à transformer notre approche de l’histoire et des sciences humaines.

La première partie – « Textes d’auteur » – rassemble des textes d’écrivains confirmés dans leur vocation (Henri Raczymov, Cecile Wajsbrot, Clara Lecadet, Alexandre Oler). S’ils semblent tous dire que ce passé ne passe pas, il n’est pas question pour eux de le commémorer en répétition incantatoire indéfinie, mais de s’inscrire dans l’écart, l’inconfort même de cette histoire, matrice où peut s’effacer la peur, dans une invention nouvelle de soi-même. Nouveauté qui porte l’intensité de la vie.

La seconde partie : « Les « enfants cachés » (essais) » – évoque la dimension du témoignage à travers les œuvres de plusieurs auteurs (Yoram Mouchenik, Steven Jaron sur Marcel Cohen, Sara Horowicz sur Sarah Kofman, Eleonore Hamaide sur Georges Perec et Berthe Burko-Falcman, Serge Martin sur Henri Meschonnic et Bernard Vargaftig, Nicolas Rouvière sur René Goscinny). Les enfants cachés constituent une fratrie inédite où se recrée la possibilité d’une filiation nouvelle liée au témoignage et à l’écriture. Comment transformer une expérience de non-vie en expérience de vie ? Ce n’est pas en séjournant dans l’indicible, mais en répondant à un appel à dire. Si la personnalité a été scindée, fracturée, cela suscite, selon Freud, des « inventions verbales et visuelles » nouvelles, une dimension « artistique ». La quête n’est pas celle d’une origine perdue ou d’une harmonie ancienne, mais l’invention de soi dans cette fracture. Les blancs au centre des récits sont le lien subtil de la littérature qui offre toujours une place au vide. Et Henri Meschonnic va même jusqu’à dire que le poème est une relation de vie après l’extermination. Ceux qui n’ont plus que leur vie dans la voix, car ils avaient dû se taire, faire silence, sont en puissance des écrivains, car cette voix résonne dans l’écrit. Le faire silence se retourne en l’extrême de la subjectivation. Invention de soi, invention dans l’écrit d’une nouvelle naissance, et l’on peut en apprécier l’humour dans l’histoire d’Obelix tombé, comme une renaissance, dans la marmite de potion magique.

La troisième partie – « Deuxième et troisième générations (essais) » – étudie les textes où les écrivains parviennent à construire un matériel mémoriel et où la littérature reconstruit une filiation (Fransiska Louwagie, Catherine Ojalvo, Timo Obergöker sur Soazig Aaron, Jean-Paul Pilorget sur Enzo Cormann, Katja Schubert sur Cécile Wajsbrot, Annelise Schulte Nordholt sur Pérec, Modiano et Raczymow).

Depuis la Seconde Guerre mondiale, la littérature de témoignage a acquis une valeur et un statut littéraires. Mais cela ne fut pas évident et facile. Il fallut attendre vingt ans pour que le livre de Primo Lévi, Si c’est un homme, soit publié chez Einaudi en Italie. Si aujourd’hui cette œuvre fait partie de la grande littérature mondiale, la littérature de témoignage a été longtemps récusée comme une littérature mineure, en deçà des catégories bibliographiques connues. Ces œuvres ne relevaient pas des essais rentrant dans les grandes catégories du savoir (comme l’histoire, les sciences humaines), ni des biographies, ni des romans, ni de la poésie.

Revenons à l’épreuve de ce temps et de cette guerre. Les nazis, comme l’explique Pierre Legendre, avaient cherché en exterminant les Juifs à « mettre à mort en Occident la vérité du lien généalogique, comme lien humain à la loi ». Les témoins, enfant-survivants, cachés loin de leurs parents pendant la guerre, confiés à des personnes selon des configurations diverses, ont vécu précisément cette lacune, ce vide du lien généalogique, et lorsqu’ils écrivent, dans leur vie d’adultes et d’écrivains, ils reconstruisent un récit autour ou à partir de ce vide. Que les parents aient survécu ou non, il y eut souvent une perte d’identité par la rupture du lien généalogique.

Les enfants cachés n’ont pas seulement vécu un traumatisme affectif, mais la perte d’un monde du sens organisé autour de la loi, comme en parle Hannah Arendt. Cette perte vécue dans la tragédie par les victimes est l’autre face de ce que voulaient les nazis pour eux-mêmes : une filiation sans loi, une filiation purement naturelle, raciale, biologique. La seule détresse du sentiment chez les victimes et les persécutés pourrait manifester une sorte de victoire posthume des barbares, mais l’écriture des survivants agit ici comme une réparation non seulement sur le plan de l’identité de la personne, de sa filiation, mais aussi très profondément comme une réparation sur le plan de la loi.

Si les nazis avaient voulu détruire à la fois les livres et la loi, nous sommes amenés à poser ces questions : Quel lien y a-t-il entre la filiation juridique et la littérature ? Comment s’inscrire dans une filiation quand le temps de la vie a été brouillé ? Le temps du récit peut-il dénouer ce nœud obscur ?

L’écriture doit être autre chose qu’une thérapie individuelle, même si elle joue aussi ce rôle, car paradoxalement elle universalise l’expérience singulière, celle que certains, comme Agamben, auraient voulu décrire comme inaccessible, hors langage, indicible. Il n’y a pas d’indicible, écrit ainsi Susan Rubin Suleiman, mais quelque chose dont on ne peut cesser de parler. L’écriture littéraire, la littérature du témoignage, désacralise la croyance en un indicible qui nous rendrait muets. Nous savons aussi qu’au temps des persécutions apocalyptiques, dans le Ghetto de Varsovie, les gens écrivaient et qu’ils étaient appelés à écrire. Une partie de cette littérature inouïe a été retrouvée après la guerre. Celles et ceux qui ont survécu poursuivent cet appel littéraire au témoignage.

La littérature de témoignage, celle des enfants-survivants et celle des enfants de survivants, nous ferait prendre conscience, nous ferait accéder à un autre universel que celui défini par les catégories philosophiques et politiques habituelles, l’universel englobant où s’effacent les différences, où s’abolit la singularité. Comme dans la philosophie dualiste où le particulier est subsumé sous la généralité du concept.
Au-delà de ces catégories, la littérature de témoignage dévoilerait pour notre humanité un « universel par rayonnement », au sens où en parle Emmanuel Lévinas, un universel qui implique un foyer d’intensité, un centre mais qui ne coïncide pas avec la totalité du cercle. Ou encore, au sens d’Henri Meschonnic, une conception nominaliste de l’humanité où les personnes singulières existent et ne sont pas absorbées dans un grand tout uniforme.

Double victoire sur le nazisme, celle de la survie au-delà de la politique meurtrière, et celle d’une littérature infinie qui fait rayonner la singularité. Avec la littérature de témoignage, nous sortons des catégories dualistes de la philosophie, comme celles de Plotin, qui définissaient l’âme comme étant essentiellement oublieuse parce que d’essence purement spirituelle. Selon Plotin, l’âme oublie parce que sa nature serait de s’affranchir de toute matière. Mais au contraire, l’âme des témoins n’est pas oublieuse, parce qu’elle s’ancre dans cette matière particulière qu’est la lettre, la littérature. Et là elle n’est pas absorbée dans la répétition indéfinie et muette de sa souffrance, mais elle invente son extrême subjectivation dans le temps du récit. Singularité extrême, loin des sacralisations fusionnelles où s’abolit la parole. Ouverture de la parole, invention de soi-même, dans l’infinitisation du sens. Comme en parle Henri Meschonnic.

Comment alors, la littérature issue du témoignage, où s’invente la singularité, peut-elle renouer avec la dimension de la loi que les nazis avaient voulu abolir ? La barbarie nazie avait aboli la singularité dans la massification raciale. Or le droit reconnaît l’existence juridique de la personne. La loi donne à la généalogie une justification autre que naturelle. Lorsque le droit est ainsi bafoué, c’est la littérature qui invente et donne à voir, de façon prophétique, la dimension de la singularité. Le mot « témoignage » n’a-t-il pas, lui-même, une dimension juridique ?

            Mais la littérature ne sert pas uniquement à restaurer le droit et la loi, elle en est peut-être à la source, lorsqu’elle invente le témoignage, lorsqu’elle s’invente comme témoignage.

 

Monique Lise Cohen

 

Monique Lise Cohen invente la pierre philosophale qui transforme en encre le sang des vieilles blessures toujours à vif. Elle évoque un secret qui en suggère d’autres en écho.

D’entrée, l’évocation de la généalogie donne le ton biblique du texte.

C’est I’histoire d’une rencontre au-delà du temps, l’aventure d’une écriture commencée par l’aînée et poursuivie par la plus jeune, comme un héritage. La femme écrit à l’enfant qui lui répond lorsqu’elle est devenue femme à son tour. Ces lettres du passé révèlent des qualités littéraires annonciatrices de la vocation de l’auteur qui accomplit le destin de la première.

Deviennent femmes, tant bien que mal, d’anciennes petites filles maltraitées, tourmentées et réduites au silence. Même si elles ne parlent pas, celles qui s’en tirent affrontent leur souffrance, la transcendent en un amour qui ouvre tôt ou tard — jamais
trop tard — le chemin du pardon.

Ce texte nous interroge sur l’alchimie de l’écriture, sang obscur de la souffrance refoulée, puis oubliée, qui devient encre en retrouvant la lumière.

Ce texte ne s’oublie plus. Nous ne connaîtrons pas les secrets, mais nous aurons aperçu fugitivement, dans le miroir tendu, un visage qui nous ressemble singulièrement, comme lavé, et d’une vérité aveuglante.

 

Betty Daël

Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme Daniel Mendelsohn
Mardi 8 janvier 2008 à 19 h 30

Conversation avec Alain Finkielkraut

Une rencontre exceptionnelle avec l’auteur des Disparus,
(éditions Flammarion), Prix Médicis étranger 2007 (notes de Mme Arlette Attali)

 

A.F. Celui-ci fait remarquer d’abord que par cet ouvrage D.M. a rendu sa mémoire à la mémoire de la Shoah. Certes, la mémoire de la Shoah a triomphé de l’oubli par les commémorations, les morceaux d’éloquence etc. mais au prix de l’oubli de toutes les vies individuelles jusqu’à devenir une abstraction. Il remarque qu’en anglais il y a un sous-titre : « A Search for Six of Six Millions » qui a disparu dans la traduction française.

D.M. Dans ce livre, il s’agit de la mémoire de sa famille et de sa propre histoire. C’est une histoire de larmes, une histoire sans fin. Il rappelle les épisodes de son enfance lors des rencontres avec ses grands parents et grands oncles. Son arrivée provoquait les larmes plutôt que la joie comme cela aurait dû se passer normalement. Il n’en comprenait pas la raison et c’est ce mystère qu’il a voulu percer en faisant ses recherches sur l’Histoire de la Shoah.

Et aussi il s’agit d’une recherche d’identité. « Qui suis-je ? Si j’étais l’oncle Shmiel, qui serais-je ? » . Il voulait savoir qui était son grand oncle pour l’enterrer et devenir lui-même. On veut être un individu et on fait partie d’une famille dont certains membres ont été coupés.

A.F. Les voyages de D.M. en Pologne, en Australie, en Israël, au Danemark….Quelles relations a-t-il avec ce monde qu’il rencontre ? Est-il un héritier ou un endeuillé ?

D.M. Il est les deux [héritier et endeuillé]. Il aborde ce monde sous un angle oblique car il n’est pas directement issu de survivants. Il a hérité du multiculturalisme de son grand père. L’Est de l’Europe est un grand cimetière.

A.F. Il parle de sa propre culpabilité et de celle des enfants de survivants qui eux n’ont pas fait d’enquête et qui se le sont interdits car ils n’osaient interroger leurs parents. Alors que pour lui [D.M.] c’est la culpabilité de son grand père qui lui a permis de mener cette enquête.

D.M. La plupart des gens qui voyagent en Europe sont américains. Ils ont hérité de la culpabilité de ce qui s’est passé. Il y a aussi la distance. Héritage de culpabilité et de distance. Il a voulu sauver le frère de son grand père ce que celui-ci n’a pas fait.

A.F. Aborde l’intervention des passages bibliques dans le récit pour éclairer la pensée. La Bible est essentielle à la pensée (Levinas).

D.M. La Bible intervient par accident au moment où il tente de décrire les relations entre son grand père et son frère. En fonction de sa propre expérience (il a trois frères et une soeur), il peut comprendre que les relations ont pu être difficiles. Il a cherché dans la littérature ancienne où il pouvait trouver un exemple de relation entre deux frères, ce qui l’a amené à Caïn et Abel. Ensuite cela l’a entraîné à prendre d’autres passages. D’où le rappel de Noé (histoire d’une extermination et survivant d’un monde futur) ; la destruction de Sodome ; le « sacrifice » d’Isaac. A.F. Cite Kundera L’Immortalité , livre dans lequel l’auteur parle de l’intervention divine dans le Déluge et la destruction de Sodome. Quelle est la position de D.M. ?

D.M. Lui-même est athée et ne peut admettre l’intervention de Dieu ni dans le Bien ni dans le Mal. Il n’y a pas de culpabilité en Dieu. Le texte biblique est à l’opposé des personnages qu’il a rencontrés. 

A.F. aborde le dénouement du livre : la découverte de l’endroit où étaient cachés Shmiel et sa fille. D.M. a enfin compris le mot castel (« château ») qui en fait était le mot yiddish kestl (« boîte ». On ne comprend les choses qu’en fonction de ce que l’on est et de ce que l’on vit.

D.M. parle alors de la part de hasard qui a joué tout au long de sa recherche. Bien sûr il a eu recours à la technologie moderne (internet, téléphone…), mais c’est le hasard qui l’a amené à la vérité. Tout ce qu’il a appris d’important c’est par accident. Au départ il y a la volonté humaine et puis il y a le hasard. C’est cela qui produit l’histoire. 

A.F. Le rôle des photographies dans le livre. Cf Barthes La Chambre claire.

D.M. [Son frère Matt, qui a pris les photos, se trouve dans la salle ] Les photos montrent qu’il s’agit d’un récit vrai et non d’un roman. Elles montrent la réalité des choses et l’évidence du crime.

A.F. Dernière chose : les larmes.

Sunt lacrimae rerum (Virgile, l’Enéide). « Il y a des larmes dans les choses ». Allusion à Enée qui pleure..

D.M. Ce que l’on sait, on l’apprend au cours du temps. Cette phrase illustre le fait que ce qui intéresse, bouleverse une personne peut laisser une autre indifférente. Nous croyons mériter de connaître la vie des autres alors que nous ne le méritons pas. L’histoire des autres ne nous appartient pas. Nous versons des larmes pour des raisons différentes les uns des autres. La Shoah ne nous appartient pas, elle appartient à ceux qui l’ont vécue.

Avec le soutien de la Fondation pour la mémoire de la Shoah 

Association OJC 31, 2006. Toute reproduction, même partielle, sur quelque support que ce soit, et pour un usage autre que strictement privé, doit faire l’objet d’une demande d’autorisation