Espace Monique Lise Cohen

Archives de l’Organisation Juive de Combat

Questions de sens

Un questionnement pour l’Europe

En 1935-1936 le philosophe Edmund Husserl écrivait ainsi : « l’humanité européenne porte en soi une idée absolue ». Cette idée absolue, dans les termes du philosophe, est l’idée même d’humanité. Or il y a plus de cinquante ans, cette pensée de l’humanité faillit être abolie en Europe. La montée du flot barbare du nazisme chassait Husserl de l’Université à cause de ses origines juives et déferlait sur l’Europe dans le risque d’un anéantissement physique, moral et spirituel de notre humanité.

 

Les historiens le disent bien aujourd’hui : Hitler menait deux guerres : l’une contre les Juifs et l’autre contre les nations. Et la première guerre allait plus vite que la seconde. C’était ce crime abominable qui devait sceller la complicité de tous les membres du Reich allemand et lui donner ainsi son fondement durable.

Aujourd’hui certains voudraient nier ce crime. Mauvaise foi, incrédulité grossière ou aventurisme ? Le débat ne nous semble pas porter uniquement sur la vérité positive des faits, mais essentiellement sur la pensée de l’Europe et de l’humanité qui préside à nos choix, à nos rencontres et à notre avenir.

Un Problème de langage :
Les propos négationnistes pourraient ressembler par certains aspects à une sophistique. De quoi est-il question ? Le sophiste, tel que le présente Platon dans les Dialogues, prétend que l’homme est mesure de toute chose, qu’il est la seule mesure de son propre jugement et que la science pourrait se construire sur la sensation fugitive. Les soi-disant « travaux » négationnistes semblent s’édifier sur de tels sables mouvants.

Par cet aspect qui est un jeu sur le langage (six personnes ont vu un crime, mais six mille ne l’ont pas vu, donc il y a plus de gens qui ne l’ont pas vu que de gens qui l’ont vu), le négationnisme peut trouver sa facilité rhétorique qui n’est qu’une simple force de persuasion. Un tel syllogisme ne touche après tout jamais à la réalité des choses : il fonctionne de façon purement abstraite et à vide. C’est ainsi que le négationnisme pourrait croire trouver son vernis, car le terrain de la langue est illimité.

Le langage est « un maître puissant », disait un sophiste, et qui permet « de prouver le pour et le contre de toute chose ». Mais chez les sophistes, comme le dit Socrate, il n’est jamais question de justice, ils ne connaissent que la rhétorique politique, c’est-à-dire dans les termes de Gorgias « le pouvoir de persuader par le discours les juges au tribunal, les sénateurs au conseil, le peuple dans l’Assemblée du peuple ». Avec un tel pouvoir, dit-il encore, « tu feras ton esclave de tous les autres ». Le sophiste se pare faussement encore de la vertu de scepticisme. Il dit qu’il doute. Mais ce doute n’est fondé ni sur la science ni sur la justice. Le discours s’abolit dans sa bouche, car si tout est vérité, il n’y a plus de vérité, et on ne peut plus rien nommer.

Si le sophiste est finalement condamné à fuir une discussion approfondie, c’est peut-être là encore son lien avec le sens de la justice. C’est ici que peut s’arrêter la comparaison, car si le sophiste apparaît et parle avec Socrate dans ce cadre qui est celui d’un dialogue, le négationniste échappe à toute possibilité de dialogue, c’est-à-dire à la possibilité de faire vibrer le sens de la justice dans la parole. En effet il ne se contente pas d’épuiser le fonctionnement des multiples vérités logiques à vide, mais il fonctionne directement sur le plan du mensonge. Nier la Shoah est un mensonge évident, et le négationniste se situe alors dans le droit fil des dictateurs qui disaient : « mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose ! ».

Le soin de l’âme :

S’il est vain de chercher à réfuter le négationniste qui fuit perpétuellement, il nous échoit de trouver et de promouvoir une parole positive. La vraie réfutation du sophiste est ainsi dans les dialogues de Platon, l’apologie du philosophe. La parole philosophique n’est pas celle de la simple sensation, de l’opinion ou de l’utilitarisme. Elle s’ancre dans l’âme comme dans la cité.

Notre héritage spirituel provient selon Yan Patocka, philosophe tchèque qui fut un des auteurs de la « Charte des 77 », des philosophes grecs qui définissaient la liberté comme « soin de l’âme ». Le souci de l’âme peut faire parvenir l’homme, écrit Yan Patocka, à une situation semblable à celle des dieux, parce que l’âme humaine possède un savoir sur la totalité du monde et de la vie. Le souci de l’âme réside en cette éternité. Tel est l’héritage européen qui est un refus du déclin.

Dans la mythologie antique, l’homme apparaît comme un être précaire dans un univers qui le domine. Mortel, il fait irruption dans la sphère des dieux immortels, mais alors il est chassé et condamné. Et le mythe enchaîne les mortels pour le service des immortels, dans la répétition d’une scène initiale.

La philosophie a inversé la formule du mythe pour fonder l’esprit européen et créer un projet de vie transformant comme l’écrit Y.Patocka, cette malédiction en grandeur. L’irruption dans la sphère des dieux, dit-il, devient l’aventure même de l’esprit. L’homme peut ainsi faire de la vérité la loi de sa vie. Les répercussions politiques d’un tel retournement sont immenses : « l’homme ou du moins en certaines circonstances, est à même de faire du monde humain, un monde de vérité et de justice ». Car la justice est une vertu de l’âme et c’est dans la communauté humaine que l’on voit l’âme dans son action. Comment atteindre un tel but ? Tel est l’objet du « soin de l’âme ». Yan Patocka rapproche la dimension grecque de l’inspiration biblique : « quand l’humanité tout entière tente de réaliser sous une forme nouvelle, une communauté qui soit le royaume de Dieu sur terre, l’idée de cet autre royaume, de l’autre monde qui est le monde de la vérité, est l’idée de Platon ».

Puisque le soin de l’âme est possible, un Etat juste est également possible. Ainsi la communauté européenne. Et Yan Patocka faisant écho à Husserl écrit : « l’Europe peut périr d’oublier son essence : vivre au contact de ce qui est éternel ».

L’autre rive ou la rive de l’Autre : L’histoire des nations européennes dévoile cependant bien souvent l’inadéquation de la loi et des sociétés. En même temps que le rêve et le désir de cet ajustement. Une telle question est à l’ordre de jour de l’unification européenne. Comment les lentes maturations, les filiations obscures peuvent-elles s’ajuster avec la clarté de la loi ? Les sophistes n’auraient-ils pas raison lorsque l’on voit aujourd’hui la mosaïque de l’Europe ? Comment concilier l’idée et l’exigence de vérité et de justice avec le pluralisme de notre monde ?

C’est ici que la source biblique ouvre tout un horizon de réflexion. La pensée religieuse ne se situe pas nécessairement et uniquement dans le champ émotionnel ou irrationnel d’une relation intime avec le divin, elle nous conduit à une réflexion sur le thème de l’altérité et de l’Alliance. Quel est ce champ pour la pensée ? L’Alliance qui est celle de l’homme avec Dieu, est également le fond des relations humaines et intercommunautaires. Alliance avec le Tout-Autre qui se manifeste dans l’ensemble des rencontres humaines. Ainsi l’autre homme échappe à toute prise identificatoire. Il n’y a pas de figure humaine, ethnie, race ou clan, qui serait la figure ultime et vraie de l’humain. Par l’infinité de son retrait, le visage humain manifeste le divin. C’est ainsi qu’Emmanuel Lévinas parle pour notre temps, de la priorité de l’éthique, permettant de concilier la pluralité de notre monde avec l’exigence de vérité et de justice. L’expérience du langage comme dialogue, rencontre, confrontation avec autrui a une dimension éthique.

 

La tentative d’extermination des Juifs s’est développée dans le cadre d’une rhétorique inhumaine mettant en cause les fondements même de l’idée européenne. La pensée de l’Europe s’ancre dans deux pôles qui sont la philosophie et la tradition biblique. Le nazisme voulut détruire cette double filiation en s’attaquant d’abord au peuple juif porteur de cette idée d’humanité que l’on trouve dans un texte de la tradition hébraïque (Traité Sanhédrin du Talmud de Babylone) : « Pourquoi tous les hommes viennent-ils d’Adam ? Afin que nul ne puisse dire à autrui : mon père était plus grand que le tien ! ». Tous les hommes sont ainsi faits « dans l’image et comme la ressemblance à Dieu » comme le dit le texte de la Bible (Genèse 1,26) C’est peut-être ce qui fonde l’unicité de la Shoah, et sans vouloir exclure les autres souffrances aussi terribles qui ont marqué l’histoire de l’Europe, nous voulons voir dans la catastrophe et ceux qui la nient, une tentative, mais qui ne réussira pas, de s’opposer à l’esprit même de l’Europe. Nous restons fidèles à ce qui fut nommé par Platon à l’aube de notre civilisation et qui ouvre l’avenir, « le soin de l’âme ».

 

Yves François-Martin et Monique-Lise Cohen

Bibliographie : Jan Patocka. Platon et l’Europe. Verdier, 1983 Michel Alexandre. Lecture de Platon. Bordas, 1966 Edmund Husserl. La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Gallimard, 1976

LA VERITE QUI SAVAIT QUOI ?

LE SECRET DE LA CONNAISSANCE

L’EUROPE et LE SOIN DE L’AME

EDUQUER TRANSMETTRE ECRIRE TEMOIGNER

MEMOIRE ETHIQUE PAROLES et ECRITURE de L’HISTOIRE

L’idée d’humanité dans son universalité est l’idée même de l’Europe Les nazis coupables de crimes contre l’humanité s’étaient attaqués au fondement même de l’Europe. Ils furent condamnés par le Trbibunal International de Nuremberg.

Témoignage d’une déportée Mme Jane Sivadon (archives Denise Dauty)

Les nazis avaient programmé dans les camps la « mort des âmes » (Seelentodt)

Le « soin de l’âme » est à la source de notre destin européen « Comment toi, excellent homme, qui es Athénien et citoyen de la plus grande cité du monde et de la plus renommée pour sa sagesse et sa puissance, comment ne rougis-tu pas de mettre tes soins à amasser le plus d’argent possible et à rechercher la réputation et les honneurs, tandis que de ta raison, de la vérité, de ton âme qu’il faudrait perfectionner sans cesse, tu ne daignes en prendre aucun soin ni souci ? » « Je n’ai pas en effet d’autre but, en allant par les rues, que de vous persuader, jeunes et vieux, qu’il ne faut pas donner le pas au corps et aux richesses et s’en occuper avec autant d’ardeur que du perfectionnement de l’âme ».

 

Apologie de Socrate

Le soin de l’âme

L’âme est au centre de la philosophie. La philosophie est le souci de l’âme en son essence propre et l’élément qui lui appartient. La doctrine platonicienne tourne autour du concept de l’âme et du souci de l’âme. Le souci de l’âme nous ouvre le concept de l’âme et le concept de l’âme, dûment éclairci, donne à son tour accès à toutes les autres dimensions de la pensée et du questionnement philosophiques. Le souci de l’âme se déploie à travers un penser questionnant. Celui-ci a la forme d’un dialogue où l’un des interlocuteurs se laisse interroger ; ce dialogue, auquel d’ordinaire participent deux personnes, peut aussi avoir lieu dans l’intériorité de l’âme… La formation de l’âme par elle-même L’âme qui, faisant l’expérience de son in-science, l’expérience de savoir ne pas savoir, expérimente son être propre – s’expérimente en même temps comme courageuse, en tant qu’elle s’expose elle-même à la mise en question ; sage en ce savoir du non-savoir en tant qu’examen ; retenue et disciplinée, car elle subordonne toutes les autres affaires de la vie à ce combat de la pensée ; juste dans la mesure où elle fait son oeuvre propre, ce qu’elle a à faire, ce qui l’oblige ou – pour employer une expression moderne – son devoir, dans la mesure où elle ne prétend à la possession de rien hormis ce qui lui appartient de cette manière.

Jan Patocka Platon et l’Europe